Le 29 avril, le ministre de l'Intérieur de l'État français, Bruno Retailleau, a annoncé avoir engagé une procédure de dissolution contre les collectifs Urgence Palestine et Jeune Garde. Le groupe Urgence Palestine a été fondé à l'automne 2023 et, dès ses débuts, il s’est employé à dénoncer le génocide ainsi que la complicité des puissances impérialistes. Il a également soutenu le droit à l'autodétermination du peuple palestinien. Ce sont ces prises de position qui, entre autres, lui ont valu la procédure de dissolution. Quant à la Jeune Garde, il s'agit d'une organisation antifasciste basée à Lyon. Sa dissolution répond directement à une campagne de pression impulsée par l’extrême droite, notamment, par le groupe féministe réactionnaire Némésis.
Il existe sept motifs différents susceptibles de permettre l’application du décret et ils sont définis à l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure. Parmi ces possibilités, des groupes peuvent être dissous s’ils "provoquent ou contribuent par leurs agissements à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence". Comme on peut le constater, et bien que les visées de l’article puissent être considérées comme louables, l’arbitraire que l’interprétation de cette loi offre au pouvoir exécutif est immense, faisant de celui-ci une arme létale contre le droit à l’organisation indépendante. Surtout lorsque l’on sait que la critique du sionisme équivaut de plus en plus, pour le gouvernement, à de l’antisémitisme, et notamment, quand elle en devient le cheval de bataille culturelle d’une partie de la réaction (qui est en réalité bien souvent la véritable antisémite). A ce propos, le ministre de l’intérieur s’est justifié en ces termes:
"S’il est évidemment loisible à toute personne, physique ou morale, de discuter ou de contester la politique d’implantation territoriale de l’Etat d’Israël, cette contestation ne saurait excéder les limites de la liberté d’expression. Or, il apparaît que, sous couvert de la défense du peuple palestinien, Urgence Palestine […] provoque à la commission d’agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens, incite à la haine, à la discrimination et à la violence envers des personnes en raison de leur origine juive, cautionne les agissements d’organisations reconnues comme terroristes et y incite".
À noter que nous ne parlons pas que d’une dérive autoritaire du gouvernement, puisque les juges tendent aussi à faire une interprétation de plus en plus large de cet article lorsqu’ils examinent la légalité des différents décrets, et qu’il suffit, au demeurant, qu’un trouble à l’ordre public –apprécié par leur propre soin– soit rapporté [1]. En réalité donc, ce ne sont que des dissolutions politiques maladroitement justifiées.
Ces deux groupes ne sont pas les premiers collectifs pro-palestiniens ni les premières organisations antifascistes à être dissous sous les mandats Macron. Il y a quelques mois, par exemple, le gouvernement avait déjà dissous le collectif Palestine Vaincra ou, si on remonte encore plus loin dans le temps, le groupe antifasciste GALE de Lyon [2].
Ce n’est pas un hasard si deux collectifs lyonnais sont visés par ces dissolutions, en effet, Lyon est connue pour être une ville où la mouvance fasciste est fortement implantée, ce qui en fait une ville où une réponse antifasciste de rue est indispensable. On peut trouver des cas similaires dans d'autres grandes villes, comme à Paris par exemple. Pourtant, pour "le barrage républicain" actuellement au pouvoir, il ne saurait exister d’antifascisme légitime en dehors du scrutin de vote des élections [3].
En ce qui concerne le mouvement de soutien à la Palestine, la criminalisation de toute expression ou acte de solidarité envers la Palestine a été constante. Cela a commencé par l’interdiction systématique de manifester, puis s’est poursuivi avec la mise en accusation de plusieurs militants politiques pour apologie du terrorisme et, comme si cela ne suffisait pas, l’offensive a été complétée par des dissolutions. Toute cette répression a été idéologiquement justifiée comme faisant partie d’une lutte contre l’apologie du terrorisme, mais, voyant que ce prétexte commençait à battre de l’aile, ils ont commencé à invoquer également la lutte contre l’antisémitisme. Importée du monde anglo-saxon, c’est une véritable chasse aux sorcières qui s’est engagée contre les prétendus antisémites qui osent critiquer le sionisme.
Le moment choisi pour dissoudre ces deux collectifs est particulièrement révélateur. D’une part, parce que nous sommes face à une intensification du génocide à Gaza et, potentiellement, à l’aube de ce qui pourrait être une seconde Nakba. Pour le gouvernement, le moment serait donc malvenu pour laisser libre cours à ceux qui dénoncent les relations privilégiées que la France entretient avec Israël. D’autre part, parce que le fascisme gagne de plus en plus d’influence, tant dans la société qu’au sein de l’État. Il y a deux semaines, nous apprenions l’assassinat islamophobe d’Aboubakar, un jeune Malien. La violence de rue islamophobe fait donc écho à l’offensive structurelle anti-musulmane. Ce n’est pas tout, le 10 mai, les fascistes ont organisé une manifestation de grande ampleur à Paris, alors que la resistance antifasciste organisée en réponse à cet événement a été interdit. Les appels organisés à la haine contre les musulmans, les antifascistes, les gauchistes et les minorités opprimées se multiplient. Leur principal référent politique, le Rassemblement National (RN), n’a jamais été aussi fort: il influence directement les décisions politiques et devient le parti favori d’une part croissante du capital. Ainsi, nombreux sont les responsables politiques d’autres partis, à commencer par le ministre de l’Intérieur, qui imite ses politiques pour tirer parti du virage réactionnaire de la société [4].
Ces décrets sont donc totalement méprisables et doivent être compris comme la tentative d’annuler toute résistance, aussi infime soit-elle, et doivent être aussi compris à l’intérieur du processus d’autoritarisation de l’État français. Depuis le Pays basque, nous exprimons donc toute notre solidarité aux collectifs qui ont subi ou subissent des procédures de dissolution, et, plus largement, à toutes celles et ceux qui subissent la répression pour s’être opposés au fascisme ou pour avoir soutenu la Palestine. Par ailleurs, il est plus que jamais nécessaire de protester et de s’organiser pour obtenir l’abolition de cette loi qui permet de prendre des décrets de dissolution.
L’État capitaliste et les droits politiques
Nous devons tirer des enseignements qui vont au-delà de la lutte immédiate contre les décrets de dissolution, même si ces enseignements n’ont rien de nouveau. Tout d’abord: l’État n’est pas un allié dans la lutte contre le fascisme. Bien au contraire, l’État a une propension bien plus grande à s’en prendre à la classe ouvrière organisée qu’aux agents du fascisme, car ces derniers, même s’ils se prétendent subversifs, ne font en réalité que renforcer l’État. Il n’y a qu’à regarder l’historique des différentes dissolutions pour s’apercevoir que les décrets visant des collectifs de gauche sont bien plus nombreux que ceux visant l’extrême droite (alors que la plupart de leurs groupuscules cochent bien plus les motifs de l’article mentionné en haut). Le pire, c’est que le décret de dissolution en question a été instauré à l’époque du Front populaire de 1936, et il avait été initialement mis en place pour dissoudre les ligues fascistes. Contrairement à ce que veut nous faire croire la social-démocratie, l’État n’est donc pas un outil neutre que l’on pourrait simplement utiliser à notre guise.
Si l’on veut donner une dimension plus générale à ce premier enseignement, dans la lignée de la tradition marxiste, on peut dire ceci: lorsque l’appareil répressif de l’État capitaliste se renforce, les organisations indépendantes de la classe ouvrière s’en trouvent affaiblies. Face à cela, il est essentiel de défendre fermement le droit de s’organiser en dehors de l’État, et de construire simultanément les conditions politiques et culturelles nécessaires à l’émergence d’un pouvoir ouvrier.
Deuxièmement, bien qu’en déclin, l’État français reste une puissance impérialiste, et il nous revient de dénoncer ce fait, que ce soit en exposant sa responsabilité dans le massacre en Palestine ou en mettant en lumière les dominations coloniales qu’il maintient sur les cinq continents. Par ailleurs, son rôle de va-t-en-guerre dans l’escalade guerrière et le processus de réarmement est également particulièrement condamnable. Dans ces temps de tensions impérialistes, il est indispensable que nous tenions fermement notre engagement envers l’internationalisme prolétarien, et, pour ce faire, que nous élargissions les droits d’expression et de protestation — en arrachant à l’État le pouvoir de décider de ce qui peut ou ne peut pas être dit.
Dans la tradition bolchevique, il a toujours été de mise de considérer les droits politiques comme étant l’air et la lumière du prolétariat. Face à l’autoritarisme croissant de tous les États, il nous revient donc la tâche de constituer un mouvement qui lutte pour arracher les conditions même de la lutte, en défendant les droits politiques des travailleurs et en organisant la solidarité entre les différents collectifs issus de la classe ouvrière.
[1] Même d’après un article dans Le Monde, les motifs de la dissolution seraient "vagues" et le dossier serait "maigre" quant à son contenu juridique. Reste à voir si les juges décident de fermer les yeux. https://www.lemonde.fr/societe/article/2025/05/09/les-motivations-parfois-tenues-de-beauvau-pour-justifier-la-dissolution-du-collectif-urgence-palestine_6604247_3224.html
[2] Pensons aussi à d’autres groupes dissous ou qu’ils ont tenté de dissoudre comme le Bloc lorrain, la Défense Collective de Rennes, le Comité Action Palestine ou encore, le groupe écologiste Les Soulevements de la Terre.
[3] Il faut également souligner que le groupe Jeune Garde, par exemple, adhère pleinement au programme politique de la social-démocratie et reconnaît donc, en dernière instance, l’État comme son cadre légitime. Dans cette même logique, rappelons que des militants du syndicat CGT ou du parti LFI ont été poursuivis pour leur défense de la cause palestinienne, et il a même été question, à leur sujet, de potentielles dissolutions.
De cette remarque, on peut tirer deux conclusions: d’un côté, il est vrai qu’aux yeux des représentants de l’État, toute forme de non-alignement est tellement intolérable qu’ils en viennent à frapper des organisations qui, pourtant, constituent parfois les piliers mêmes de leur pouvoir. Et de l’autre, bien que ces tentatives de dissolution font probablement aussi partie de luttes de pouvoir entre différents partis, la criminalisation des mouvements pro-palestiniens et antifascistes affectent directement le droit même de s’organiser et à protester; en créant un climat qui vise à décourager les potentielles protestations en propageant la peur et en ouvrant la porte à la répression.
[4] Au-delà des intérêts électoralistes, cette logique vise également à dévaluer encore davantage la force de travail déjà dévaluée, ainsi qu’à approfondir le virage autoritaire de l’État.